Depuis la mort de sa femme Mini compte beaucoup sur l'aide de ses filles pour l'entretien de la maison. Au début, seule Nine a été sollicitée, sa soeur était encore presque un bébé. Vittoria a grandi et depuis ses 7 ans, elle aussi doit participer au ménage. Si cela allège un peu les tâches de l'aînée, cela engendre surtout des petites brouilles entre les deux sœurs, particulièrement quand il s'agit de faire la vaisselle :

-C 'est ton tour !

-Mais non hier c'était déjà moi

-Et puis tu as plus de temps que moi, toi tu ne vas plus à l'école !

En effet Nine a arrêté l'école à 10 ans, après avoir suivi les trois années obligatoires. A la place des devoirs, elle s'est vu attribuer plus de travaux ménagers. La lessive, dont s'occupait la "Magna Pinotta", lui revient : à elle de descendre jusqu'au torrent par un chemin escarpé la brouette chargée de linge, à elle de plonger les mains dans l'eau glacée, de savonner sur la planche les toiles utilisées pour la fabrication des tommes, à elle de bien rincer le linge, de l'essorer le plus possible entre ses mains aux doigts rougis par le froid et à elle la corvée de remonter la brouette encore plus lourde qu'à l'aller.

A vrai dire cela ne la gêne pas vraiment, même si elle peine à le faire. Elle n'est pas toute seule lorsqu'elle s'occupe de la lessive. Toutes les femmes du pâté de maison se fixent un jour pour y aller ensemble : c'est un joyeux défilé qui s'élance au milieu des châtaigniers pour descendre à la Piuva.L'une d'elles lance un refrain et toutes les autres reprennent en chœur. Tandis que les mains s'agitent sur la planche, les langues se délient. Les femmes profitent de cet instant où elles sont seules entre elles, fait assez rare, pour échanger leurs confidences. Nine ne comprend pas toujours leurs allusions, mais elle se sent associée aux adultes. Cela lui plait, sauf quand il est question de son père :

-Il ferait mieux de se remarier, s'il y avait une femme dans la maison, ce ne serait pas à la gamine de tout faire !

Elle ne répond rien, mais prie pour continuer à laver le linge plutôt que d'avoir une belle-mère

-Il ne t'a pas donné sa chemise à laver ton père ? Pourtant, j'ai vu , elle était bien sale !

Là aussi, elle ne répond rien,  bien sur qu'elle l'a vu, Nine, que la chemise avait des taches, bien sur qu'elle a voulu la prendre pour la laver mais Mini, c'est lui qui commande et il prétend que ça use le linge de le frotter, donc il n'a pas voulu lui donner.

Souvent, ces femmes qui ont des enfants à peu près de son âge lui donnent un petit coup de mains. L'une va l'aider à essorer un drap trop grand pour ses mains, une autre répand un peu de cendre sur une tache qui n'est pas partie et brosse vigoureusement. Toutes s'efforcent de lui montrer comment obtenir un linge parfaitement blanc. Bref, la lessive c'est plutôt un bon moment. Dommage, ce n'est qu'une fois par mois ! Pas comme la vaisselle qui revient tous les jours! Savoir laquelle des deux va devoir faire chauffer un peu d'eau sur le poêle, la verser dans la cuvette émaillée posée sur le trépied, y plonger les assiettes, les couverts, les casseroles et voir les petits ilots de gras flotter à la surface, récurer avec un vieux chiffon plus gris que la cendre et qui sent le moisi, voilà l'objet de leurs querelles quotidiennes.

Le père a dit "chacune son jour", elles ont dit "Oui Papa". Seulement comment  se souvenir avec certitude de celle qui était de corvée la veille ? Alors, elles ergotent : "Tu sais bien qu'hier...", le ton monte et puis elles se chamaillent tandis que la vaisselle n'est toujours pas faite.

Mini est usé par sa vie de veuf, il peine à élever ses enfants, à travailler dans les champs, tout en écrivant pour les autres.Il ne supporte plus d'entendre ces disputes incessantes. Il se décide à leur donner une bonne leçon, il demande à son seul ami véritable, le curé du village, de passer à la maison après le déjeuner

Bien entendu, comme à leur habitude, les deux gamines commencent à se renvoyer la balle dès qu'il est question de vaisselle. Avant que'elles n'aient le temps de finir leurs jérémiades pour savoir qui serait de service, leur père prend un air de victime et dit :

-Puisqu'aucune de vous deux ne se décide, eh bien aujourd'hui ce sera mon tour !

Elles sont un peu surprises, mais dans leur naïveté, elle le remercient et se mettent à jouer toutes contentes avec leur petit frère. C'est le moment où Don Perotti fait son entrée et s'exclame :

-Alors, mon cher Mini, c'est à vous de faire la vaisselle alors que vous avez déjà fort à faire et que vos deux grandes filles devraient vous soulager de cette tâche ?

-Eh oui, bien sur que je leur demande, mais aucune ne veut le faire ! Je suis bien obligé de m'y mettre !

Les deux petites rougissent, prises en faute par le curé qui ne manquera pas de revenir sur ce point lors de leur prochaine confession. Elles reçoivent leur petite leçon, tête baissée et sans tenter de se justifier..

Cette leçon eut un effet passager et au bout de quelques semaines les bisbilles reprirent de plus belle. Vittoria tente alors une manoeuvre auprès de Nine, elle lui propose un bel échange :

-Si tu fais la vaisselle à ma place, je te montrerai un beau secret

Au début Nine résiste, elle sent une ruse derrière la proposition de sa soeur. Vittoria insiste, elle précise que ce secret concerne quelque chose de très bon. Nine est un bec sucré et elle s'imagine que sa soeur a trouvé des petits bonbons en sucre fondu, comme les petits Jésus qu'elles reçoivent à Noël et s'appliquent à faire durer le plus longtemps possible. Elle finit par accepter le marché et plonge les mains dans la bassine d'eau sale. La vaisselle terminée Vittoria l'entraîne à la cave. L'odeur acide du lait caillé et des petites tommes entrain d'égoutter lui saute à la gorge. Nine n'aime pas le fromage, elle a même une aversion pour cet aliment, pourtant important dans la nourriture paysanne. Sa soeur le sait, elle ne lui aurait quand même pas proposé un tel marché de dupes ! Que va-t elle lui faire découvrir ?

Dans le fond de la cave, près du soupirail se trouve un petit tonneau. Vittoria se penche derrière la baratte et attrape un grand chalumeau, un beau brin de paille d'orge soigneusement mis de côté au moment de la moisson. Puis rapidement, elle retire la bonde, plonge sa paille dans le trou et aspire une grande gorgée.

-Hum, qu'est qu'il est bon !

-mais enfin, tu sais bien que je n'aime pas le vin !

-Je sais toi tu n'aimes ni le vin, ni le fromage. Mais ça c'est pas du vin, c'est du Passito !

Le passito est un vin doux obtenu à partir des plus belles grappes mises à sécher au grenier. Nine sait très bien qu'on en produit que quelques dizaines de litres par an et qu'on le réserve pour les grandes occasions ou pour aider quelqu'un de malade à retrouver des forces. Elle hésite :

-Mais Papa, il le sait que tu le bois ? Qu'est ce qu'il va nous dire ?

-Il ne le voit pas. Ce n'est pas la première fois que je viens me régler. Le tout c'est de bien remettre la bonde et de cacher le chalumeau, après pas de problème !

Nine prend la paille a son tour et aspire une toute petite gorgée :

-Hou lala c'est quand même fort ! Ca brûle la gorge ! Mais après c'est vrai que ça laisse un bon goût, on dirait qu'on mange du raisin avec du miel.

Finalement, elle qui n'aime pas le vent apprècie une petite gorgée de temps à autre. Vittoria, elle, va rendre visite plus souvent au tonneau. Elle en profite quand son père est aux champs ou au marché.

Quand vient le moment de mettre le passito en bouteilles, le père rince bien les bouteilles, prend les bouchons qu'il a mis à tremper, puis se dirige vers la cave. Les gamines se regardent sans rien dire, elles ne se sentent pas complètement tranquilles et se rapprochent de la amison de l'Oncle Martin, qui est un peu leur protecteur. Elles ont raison de s'inquiéter car le père revient cinq minutes plus tard, détachant déjà la ceinture du pantalon, prêt à frapper. Il ne reste même pas unne demi-bouteille de passito dans le tonnelet. Il sait que les coupables ne peuvent être que ses filles. Personne d'autre ne se permettrait d'entrer dans sa cave;

Vittoria le regarde bien dans les yeux et nie en bloc. Nine a moins de résistance et avoue qu'elle en a goûté un peu entraînée par sa soeur qui lui en avait proposé en échange d'un tour de vaisselle. L'oncle Martin n'était pas à la maison et leurs cris comme leur course effreinée dans la cour n'ont pas pu arrêter les coups; elles ont gardé longtemps les traces de leur méfait sur les fesses. Mais quand Nine accusait sa soeur d'être responnsable de ces marques, la cadette répondait :

-Oui, mais qu'est qu'il était bon ce passito, moi je ne regrette pas !